Le 7 avril 2022, la Cour fédérale, rendant jugement dans le cadre de l’affaire Angelcare Canada Inc et als c Munchkin Inc et als (2022 FC 507), a conclu que Munchkin Inc et Munchkin Baby Canada Ltd (ci-après, “Munchkin” ou les “Défenderesses”) avaient violé plusieurs brevets détenus par Angelcare Canada Inc portant sur un dispositif d’élimination de couches pour bébés de marque Diaper Genie.
En plus d’ordonner l’indemnisation des propriétaires de brevets, la Cour fédérale a passé en revue les divers principes d’invalidité et de contrefaçon que doit connaître tout détenteur de brevets souhaitant évoluer au sein du marché fort concurrentiel des produits de consommation.
Les parties demanderesses étaient représentées par plusieurs plaideurs du cabinet Smart & Biggar : François Guay, Guillaume Lavoie Ste-Marie, Jeremy Want, Denise Felsztyna et Matthew Burt.
Contexte
Les parties demanderesses Angelcare Canada Inc, Edgewell Personal Care Canada ULC et Playtex Products LLC (ci-après, “Angelcare” ou les “Demanderesses”) distribuent et vendent au Canada un dispositif d’élimination de couches pour bébé (connu sous la marque Diaper Genie) qui comprend un seau réutilisable ainsi qu’une unité de recharge jetable contenant un sac. Angelcare est propriétaire d’une série de brevets portant sur le seau, l’unité de recharge et la combinaison de ces deux composantes.
En 2012, Munchkin s’est mise à vendre des unités de recharge spécifiquement conçues en vue d’être compatible avec le système Diaper Genie. Au fil des ans, Munchkin est parvenue à commercialiser quatre modèles d’unités de recharge de même que son propre seau d’élimination de couches pour bébés.
En 2016, Angelcare a poursuivi Munchkin en contrefaçon de six brevets canadiens portant les numéros 2 640 384, 2 855 159, 2 936 415, 2 936 421, 2 937 312 et 2 686 128. Munchkin, pour sa part, a produit une demande reconventionnelle au motif que tous ces brevets étaient invalides.
La Cour fédérale a rendu jugement en faveur des Demanderesses, confirmant que les trois premiers modèles d’unités de recharge vendus par les Défenderesses contrefaisaient certaines revendications, et que les quatre modèles d’unités de recharge contrefaisaient d’autres revendications, lorsqu’on les combinait à certains seaux fabriqués par les Demanderesses et/ou les Défenderesses. Seules quatre revendications relatives à un brevet spécifique ont été jugées “anticipées”, toutes les autres ayant été déclarées valides malgré les nombreuses allégations d’invalidité soumises par les Défenderesses.
Principales conclusions de la Cour Fédérale
POSITA
Comme dans le cadre de tout litige en matière de brevet, l’interprétation de revendications doit intervenir du point de vue d’une personne possédant des connaissances ordinaires dans le domaine visé par le brevet (POSITA). Bien qu’une telle personne (par définition fictive) dispose des compétences, de la formation, de l’expérience et des aptitudes que l’on exigerait du destinataire du brevet, elle n’est pourvue d’aucune créativité.
Dans le cas sous étude, les experts s’entendaient sur la description détaillée de “POSITA” (c.-à.-d. une personne disposant d’un diplôme de niveau universitaire en conception industrielle ou quelque domaine équivalent tel que l’ingénierie), mais étaient catégoriquement en désaccord au sujet de l’expérience et de l’étendue des “connaissances générales courantes” que doit détenir une telle personne. L’expert retenu par les Demanderesses exprimait l’expérience du “POSITA” en termes de nombre d’années (en fonction de son parcours académique), alors que celui des Défenderesses affirmait qu’une telle personne aurait elle-même conçu de deux à quatre produits consommables à partir de moulages plastiques, et donc (par voie de conséquence) acquis des connaissances spécifiques en matière d’esthétique, d’interactions pratiques et de compromis relatifs à l’optimisation des coûts de production.
La Cour fédérale, se fondant sur la jurisprudence dominante, a retenu la définition offerte par l’expert des Demanderesses, notant au passage que celle proposée par l’autre expert s’attardait au développement de l’invention plutôt qu’à sa compréhension et à son application. Autrement dit, un concepteur ayant déjà développé plusieurs produits sur une base indépendante bénéficierait d’une expérience (et d’une créativité) bien supérieures à celles requises à seule fin de comprendre et d’appliquer le brevet concerné.
Incitation
En sus de leur réclamation fondée sur la contrefaçon directe, les Demanderesses ont soulevé la contrefaçon contributoire par voie d’incitation en alléguant que Munchkin avait activement encouragé les consommateurs à utiliser leurs produits d’une manière contrefactrice aux revendications des brevets portant sur l’usage combiné. À ce sujet, la Cour fédérale s’en est remise au test en trois étapes définis par la Cour d’Appel fédérale dans l’affaire Corlac Inc c Weatherford Canada Inc. (2011 FCA 228) : (i) contrefaçon directe (ii) la concrétisation des actes de contrefaçon a été influencée par la partie incitatrice, et (iii) la partie incitatrice savait qu’elle exerçait quelque forme d’influence.
La preuve soumise dans l’affaire Angelcare Canada (y compris le témoignage d’employés de haut niveau de Munchkin) a clairement démontré que le modèle commercial privilégié par Munchkin consistait en l’utilisation du seau à couches Diaper Genie (développé et vendu par les Demanderesses) à seule fin de vendre leurs propres unités de recharge. De fait, les unités de recharge commercialisées par Munchkin étaient spécifiquement conçues de manière à s’adapter au seau à couches des Demanderesses – ce qui est d’autant plus évident lorsqu’on considère que Munchkin n’a conçu et vendu son propre seau à couches qu’à compter de 2016. Au demeurant, les étiquettes apposées aux unités de recharge Munchkin encourageaient clairement les utilisateurs finaux à assembler des combinaisons d’items contrefaisant les brevets faisant l’objet de la poursuite.
En respect de la décision rendue par la Cour d’appel fédérale dans l’affaire MacLennan c Produits Gilbert Inc (2008 FCA 35), qui se fondait d’ailleurs sur des faits et circonstances similaires, la Cour fédérale a conclu qu’en encourageant activement les consommateurs à assembler certaines combinaisons en contrefaçon de brevets valides, Munchkin s’était rendue coupable de contrefaçon par voie d’incitation.
Responsabilité de la Défenderesse américaine Munchkin Inc
Les Défenderesses ont également plaidé que dans la mesure où elle n’avait joué aucun rôle au niveau de la fabrication, de l’utilisation ou de la vente des produits en sol canadien, la Défenderesse Munchkin Inc (société mère de la défenderesse Munchkin Baby Canada Ltd, opérant à partir des États-Unis) ne pouvait être tenue responsable de quelque contrefaçon de brevets.
La Cour fédérale a sommairement rejeté un tel argument, confirmant que la preuve soumise démontrait clairement que toutes les décisions portant sur la conception des produits et leur mise en marché en sol canadien étaient prises par Munchkin Inc (basée en Californie). Elle a donc conclu que Munchkin Inc devait, au même titre que ses filiales canadiennes, être tenue responsable de toute contrefaçon adéquatement prouvée au Canada.
Confidentialité et entente de non-divulgation
Les Défenderesses ont tenté d’établir que les revendications portant sur l’utilisation d’unités de recharge étaient “anticipées” au sens des dispositions du paragraphe 28.2(1)(a) de la Loi sur les brevets, dans la mesure où l’inventeur identifié à cinq des six brevets avait divulgué des fichiers de conception assistée par ordinateur (CAD) d’une unité de recharge commercialisée par deux entreprises (Initial et Plasti-Lax) plus d’un an avant le dépôt des demandes de brevet. Les Demanderesses, pour leur part, ont nié toute divulgation de nature publique et ont ajouté que les fichiers CAD étaient protégés en vertu d’un principe de confidentialité – et ce même en l’absence de toute entente de non-divulgation formelle.
La Cour fédérale s’est attardée aux questions de la confidentialité et de la divulgation de nature publique du point de vue du droit civil et de la common law. Citant les deux décisions (canadienne et anglaise, respectivement) Lac Minerals International Corona Resources (1989 2 SCR 574) et Coco (1969 R.P.C. 41(Ch.)), de même que les affaires québécoises Wrebbit Inc c Benoit (1998 RJQ 3219) et Positron Inc c Desroches (1988 RJQ 1636), le tribunal a résumé ainsi les grandes lignes du test de confidentialité: l’information sera considérée avoir été échangée dans le cadre d’une relation confidentielle lorsque n’importe quelle personne ayant chaussé les souliers de la partie récipiendaire aurait réalisé, sur la foi de motifs raisonnables, que l’information visée lui était divulguée de manière confidentielle. En pratique, donc, le test exige que l’on détermine, si oui ou non, l’information visée a été divulguée en des circonstances où il est raisonnable de conclure qu’une obligation de confidentialité existait. Le même raisonnablement semble avoir été repris à l’article 1434 du Code civil du Québec, en vertu duquel tout contrat conclu au Québec contient non seulement les engagements qui y sont stipulés, mais tout ce qui y est accessoire conformément à son objet, les usages, l’équité et la loi.
La Cour fédérale a donc conclu que puisque les entreprises récipiendaires étaient impliquées dans la fabrication de prototypes, elles étaient implicitement (i.e. même en l’absence d’une entente de non-divulgation écrite) liées par une obligation de confidentialité. Toute personne raisonnable œuvrant auprès d’Initial ou de Plasti-Lax et recevant quelque information au sujet de prototypes aurait eu tout le loisir de réaliser que les fichiers CAD de l’inventeur avaient été partagés dans la plus stricte confidentialité. Au demeurant, les fichiers CAD ne montraient qu’une partie des unités de recharge et des caractéristiques y afférentes, ce qui implique qu’aucun POSITA n’aurait été en mesure de comprendre ou d’appliquer l’invention revendiquée aux brevets.
Mot de la fin
L’analyse et l’application que la Cour fédérale a faites des tests relatifs à la détermination du POSITA, la contravention, l’anticipation, l’évidence, la portée excessive, la suffisance, l’ambiguïté, l’utilité et la double brevetabilité fournissent des lignes directrices fort utiles aux propriétaires de brevets évoluant au sein de l’industrie extrêmement concurrentielle des produits de consommation. L’affaire Angelcare Canada élargit également les horizons en matière d’incitation à la contravention, d’obligation de confidentialité 4ooet de juridiction des tribunaux à l’égard de contrefacteurs se trouvant à l’étranger – autant de sujets qui n’avaient pas souvent été abordés dans le contexte de litiges impliquant des brevets.
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